Cela commence en mars dernier dans la Nouvelle Revue d'Histoire.
Pour qui s'intéresse à l'histoire militaire ou aux domaines délaissés depuis l'Ecole des Annales, elle constitue un complément agréablement écrit de la revue L'Histoire, à une réserve près : son comité de rédaction est réputé très à droite. Aussi, faut-il prendre du recul par rapport aux articles un peu trop éditorialisés, pour ne pas dire orientés. La lecture critique, ici plus encore qu'ailleurs, s'impose. Le caractère tranché des avis qui y paraissent ont au moins le mérite de décentrer le lecteur habitué aux publications plus académiques.
Dans son numéro 41 en date de mars-avril 2009, la NRH comportait dans sa rubrique « l'Histoire à bout portant » (ce qui constitue en soi tout un programme...) un article intitulé « Katyn à la trappe ». C'est à cette occasion que j'ai appris l'existence du film d'Andrzej Wajda et de ses difficultés de distribution en France. N'étant pas spécialement cinéphile, j'avais une idée peu précise de la filmographie de ce cinéaste, mais, si j'avais dû citer un réalisateur polonais, ce nom me serait venu à l'esprit juste après Kieslowski. L'article se veut polémique en commençant par la question suivante « Qui le film du Polonais Wajda gêne-t-il en France ? ».
L'auteur, Norbert Multeau, explique dans son papier que Wajda n'est plus en odeur de sainteté pour « l'intelligentsia française » depuis Danton en 1982. Il rappelle les faits ainsi que le lien personnel du cinéaste avec le massacre de Katyn puisque son père a fait partie des victimes. Enfin, il décrit à grands traits le long métrage, le parti pris des victimes et de leur famille, avant de de finir sur la scène terminale du massacre proprement dit. Il conclut par ses mots : « Si ce film n'avait qu'une vertu, ce serait celle-là : prouver que l'histoire est toujours à réviser, nonobstant les vérités officielles et les « lois mémorielles ».
Autant dire que cet article a piqué ma curiosité. Dès que le film a été à l'affiche d'un cinéma dans les Bouches-du-Rhône (avec moins de quinze copies pour la France, il valait mieux ne pas attendre), je suis allé voir cette œuvre que les critiques jugaient trop académique. Plusieurs constats. La description du film de Norbert Multeau s'avère assez juste. On peut insister sur la retenue du film qui ne sombre pas dans le mélodrame historique, sur l'utilisation parcimonieuse mais saisissante de la musique de Penderecki. En revanche, il n'y a pas de grandes révélations dans le film (était-ce son but d'ailleurs ?). Le massacre de Katyn est connu, comme les implications du pacte germano-soviétique, ou même la douloureuse après-guerre pour une Pologne à qui Staline n'a pas laissé le choix de son devenir. Œuvre de fiction, Katyn de Wajda rend sensible le destin polonais, éventuellement, elle vulgarise cette part d'histoire nationale. Aussi, je rangeais les « vérités officielles » évoquées par Norbert Multeau parmi les traits strictement polémiques de la NRH.
Tempête dans un verre d'eau ? Je me le suis dit en sortant de la salle. Le cinéma connaît une période difficile, Katyn ne serait pas le dernier film à voir son audience réduite par une distribution au lance-pierres. D'ailleurs, la revue de presse de Commentaire (n°125) reprend un article de Bernard Père paru dans le Figaro qui fait l'éloge du film en s'étonnant du peu d'entrain suscité en France. Affaire classée ? Ce n'est pas certain. Je m'étonne de l'écart entre le titre original de l'article – Pourquoi Katyn gêne-t-il toujours ? – et celui choisi par la revue – Ne pas oublier Katyn. Drôle de conjonction entre la NRH et le Figaro...
Pas si drôle que cela en fait. Le numéro 126 de Commentaire relaie une réponse d'Adam Michnik à l'article du 1er avril de Jean-Luc Douin parus tous les deux dans le Monde. Ce dernier fait deux critiques au film de Wajda. « La première concerne le renvoi dos à dos des nazis et des Soviétiques comme prédateurs du territoire national. (…) le film est conçu comme une bombe antisoviétique*. » Selon l'auteur, « ces exécutions de masse sont conçues comme un nettoyage de classe ». La motivation change-t-elle la nature et la gravité du massacre ? Est-il plus horrible de massacrer des gens parce qu'ils sont polonais ou parce qu'il s'agit d'ennemis de classes ? Je ne pensais pas que ce type de raisonnement était encore possible.
« La seconde est l'étrange confusion entre Katyn et le génocide des juifs*. » Diable, j'ai vu le film sans y prêter attention. « Rien, aucune allusion, dans le film, sur la Shoah, mais une description des rafles, de la traque des familles d'officiers polonais, comme s'il s'agissait de la déportation des juifs en camps. Détail troublant : ces proies d'un massacre programmé sont viscéralement attachées à leur ours en peluche. Or le Musée Yad Vashem de Jérusalem a fait de l'ours un symbole de l'extermination des enfants juifs, du martyre d'un peuple*. » On reproche donc à un film sur les victimes de Katyn de ne pas traiter de la Shoah... Ainsi, on accuse un film de confusion parce qu'il ne traite pas ce qu'il ne s'est jamais proposé de traiter. Est-ce qu'il tait quelque chose d'inconnu ? Non, bien heureusement. Mais cette critique a ceci d'abjecte qu'elle instaure une concurrence des mémoires. « Le juif n'existe pas. La victime de la seconde guerre mondiale, c'est le Polonais*. » Non, les victimes de Katyn, ce sont les Polonais. C'est là le sujet du film, son parti pris. L'accusation voilée d'antisémitisme paraît incongrue et surtout mal venue, comme s'il s'agissait de décrédibiliser l'œuvre dans son ensemble.
Les conclusions des deux articles repris dans Commentaire (Adam Michnik puis Leonid Heller) :
En conclusion, la critique du Monde constate « l'ambiguïté de la représentation des juifs dans le cinéma polonais ». or le cinéma polonais n'est pas un monolithe, il est représenté par une multitude de personnalités, de perspectives, de styles/ C'est pourquoi il est insensé de généraliser cette question, comme il est insensé de reprocher à Wajda d'avoir polonisé le symbole du martyre du peuple juif – l'ours en peluche.
Résumons, le Monde a publié un article confus, anachronique, récupérant un sujet grave pour se complaire dans des clichés anti-polonais, confortant les antisémites qui reprochent aux Juifs de tirer profit de la Shoah. On espère qu'il n'a rien en commun avec la position du journal. On espère aussi pouvoir un jour y lire une vraie analyse aussi bien des « ambivalences » polonaises que des lectures françaises de celles-ci.
Décidément, c'est à se demander si une certaine gauche n'est pas l'allié objectif d'une certaine droite. Il est parfois bon d'être centriste. J'en étais là début juillet.
Le discours de Vladimir Poutine (1), il y a plus de dix jours à Gdansk, a ranimé ces réflexions dans mon esprit. Dans un article de Courrier International, on lit comment le premier ministre russe appelle à la réconciliation avec la Pologne (ce qui est louable). Cependant, il le fait là aussi en faisant jouer une malsaine concurrence mémorielle : les morts de Katyn contre les prisonniers soviétiques abattus en 1920, mais aussi en excipant les millions de morts de l'URSS durant la Seconde Guerre mondiale. Et surtout, dans ces déclarations alambiquées où l'inattaquable voisine l'incongru, on peut lire « Nous étions ensemble dans cette bataille pour l'avenir de l'humanité. » Le « nous » sonne faux. On sait comment le gouvernement en exil (et ses partisans) de Mikolajczyk ont fini juste après 1945.
D'ailleurs, le SVR (services secrets russes) a révélé dans la foulée que « Une part de la responsabilité dans le déclenchement de la seconde guerre mondiale repose sur la Pologne, c'est pourquoi ils essaient de déformer les faits historiques » (Le Monde, 3 septembre 2009). On cherche encore en quoi cela disculpe l'URSS du massacre de Katyn.
Décidément, notre époque a une étrange mémoire. Aussi étranges que certaines résonances entre un critique du Monde, un premier ministre russe et un contributeur de la NRH.
* Toutes ces citations sont tirées de « Katyn », film poignant et douloureux pour Wajda (Le Monde, 1er avril 2009).
(1) http://www.courrierinternational.com/article/2009/08/31/vladimir-poutine-joue-la-carte-de-reconciliation