La déroute des régionales pour les familles du Centre a eu un premier effet bénéfique : le Centre et ce qu'il peut signifier redevient un objet de débat. L'hérétique a d'ailleurs écrit un billet, selon moi, fort juste sur l'ADN centriste. Il m'a toujours semblé spécieux de réduire le centre à un positionnement, une localisation et non pas à un contenu positif. Jean-François Kahn fait partie des tenants de la première alternative. Il en tire une conséquence curieuse dans un de ses derniers billets où il assimile le gaullisme à « un vrai centrisme, tout sauf mou », par sa volonté « de subvertir les vieux clivages » (1).
Je peux concevoir ce qu'il y avait de neuf dans la tentative gaullienne de briser le système partisan de la IVe République. De là à la qualifier de centriste, il y a un pas que je ne franchirai pas. Les gaullistes, et De Gaulle en tête, n'ont jamais revendiqué cette étiquette, et pour cause, ils se voulaient au-dessus des partis. Cependant, l'Union démocratique du travail de Capitant, Hamon, Grandval ou Vallon, se réclamait du « gaullisme de gauche ». Le premier gouvernement du général comprenait des membres du MRP et du CNIP dont Pinay lui-même. Après 1962, la majorité gaulliste comptait dans ses rangs les républicains indépendants. Peut-être que le gaullisme ne peut se réduire à la droite, mais c'est là que se situait son centre de gravité et la majeure partie de son électorat.
Doctrinalement, si l'on excepte « l'idée participative », qui s'avère assez tardive, les deux autres idées-forces dans la pensée gaulliste relevées par Jean-Paul Cointet dans le Dictionnaire dirigé par Sirinelli (2) sont l'idée d'une France indépendante et l'encadrement de la nation par des institutions républicaines légitimées par le plus grand nombre. Dans les faits, à partir de 1958 elles se traduisent par un « nationalisme modéré » et un État fort. La première explique le conférence de presse ignominieuse du 15 mai 1962 où le Général assimile les partisans de l'Europe supranationale à des « apatrides » adeptes de l'espéranto ou du volapuk intégré. La deuxième, une pratique du pouvoir très particulière, qui relève plus de la droite bonapartiste que de la modération ou du respect des corps intermédiaires défendus par le Centre.
Il est même plaisant, en lisant Serge Berstein (3), de voir comment la pratique du pouvoir gaullienne préfigure la soi-disant hyperprésidence sarkozyste. Ainsi pour De Gaulle, il n'y a de « domaine qui soit ou négligé, ou réservé », se mêler de tout était consubstantiel à sa fonction. Dès 1958, il double le gouvernement par un « supercabinet » d'une cinquantaine de conseillers sous la direction de Geoffroy de Courcel puis de René Brouillet. Le Premier Ministre doit se réduire à de simples tâches d'exécution. « Certes, il existe un gouvernement « qui détermine » la politique de la nation ». Mais tout le monde sait attend qu'il procède de mon choix et n'agisse que moyennant ma confiance » peut-on lire dans les Mémoires d'espoir. Tout chef de gouvernement susceptible de faire de l'ombre à la présidence est ainsi démis que ce soit Michel Debré en 1962 ou Georges Pompidou en juillet 1968. Le conseil des ministres est réduit à une simple chambre d'enregistrement. Antoine Pinay perd son ministère pour avoir osé demander des éclaircissements sur la politique étrangère de la France. Les ministres sont régulièrement convoqués à l'Élysée sans le premier d'entre eux pour traiter directement avec le chef de l'État. Le parlementarisme a été circonvenu constitutionnellement : l'Assemblée ne contrôle plus son ordre du jour, ni son calendrier, ses initiatives en matières budgétaires sont bridées... sans oublier le 49-3 ou la possibilité gouvernementale de légiférer par ordonnances. Enfin la seule fonction du parti majoritaire « doit se borner à soutenir inconditionnellement le gouvernement, la principale qualité attendue de ses membres, qu'ils soient ou non parlementaires, étant la discipline » selon Jacques Richard lors des assises nationales de l'UNR en 1961.
Ce deuxième aspect invalide définitivement, selon moi, la définition du gaullisme (historique) comme d'un centrisme. Il n'est que l'expression d'une autre droite (bonapartiste si l'on suit René Rémond), statolâtre, autoritaire, obsédée par le chef providentiel. Aussi, j'éprouve une bizarre sensation d'altérité lorsque certains centristes annoncent leur volonté de suivre Dominique de Villepin alors que ce dernier se réclame du gaullisme.
Jean-François Kahn a critiqué le mode de fonctionnement de la présidence Sarkozy... il me paraît donc très curieux de lire sous sa plume des propos aussi favorables au gaullisme qui en a initié et illustré de nombreuses tares (et je n'ai même pas parlé de la modification constitutionnelle de 1962).
Il y a donc une confusion dans ce qui relève du « dur » et du « mou ». Il y a une différence entre défendre des positions tranchées et des pratiques politiques autoritaires. Si le centrisme français est apparu comme mou, c'est par manque de clarification programmatique, de références doctrinales solides. Si le gaullisme jouissait véritablement de ces qualités, aurait-il pu laisser se développer des interprétations aussi variées que celle de l'UDT ou d'un Jacques Soustelle ? Aurait-il fini comme un énième avatar du libéral-conservatisme ? Jean-François Kahn hésiterait-il dans son billet entre le gaullisme héroïque sans grand contenu politique de l'appel du 18 juin et le gaullisme à l'épreuve du pouvoir, présidentialiste et conservateur.
[Son blog n'étant plus disponible, je reproduis une partie du billet en question : « Car le gaullisme fut cela aussi : une tentative de subvertir les vieux clivages, tentatives elles-mêmes subverties par ceux qui en instrumentalisèrent la promesse et la spécificité pour l'offrir à la vieille droite sur un plateau. Ce que la social démocratie blairiste a été au socialisme, le RPR le fut en quelque sorte au gaullisme. Le gaullisme représenta, dans les années 60, un vrai « centrisme ». Tout sauf mou. Il se heurta, certes, à une opposition de gauche que su rassembler et incarner François Mitterrand, mais aussi à une forte opposition de droite, haineuse, parfois assassine, au sein de laquelle se côtoyaient les orphelins du pétainisme, les nostalgiques du colonialisme, les atlantismes à tous crins et les libéraux les plus dogmatiques. »] Blog de JFK à nouveau disponible en début d'après-midi.
SIRINELLI J.-F. (dir.), Dictionnaire historique de la vie politique française au XXe siècle, PUF, Paris, 1995, pp.524-529 pour l'article « gaullisme ».
BERSTEIN S. et WINOCK M. (dir.), La République recommencée de 1914 à nos jours – Histoire de la France politique tome IV, Seuil, Paris, 2008, pp.389-443 sur le système politique gaullien.
Excellent billet.
RépondreSupprimerEn complément, je reproduis les extraits d'un billet que j'avais consacré à Jean Lecanuet sur mon ancien blog.
Je trouve assez étonnant de faire un rapprochement entre le gaullisme et centrisme qui à mon sens procèdent de deux "idéologies" différentes, ne serait-ce qu'au regard de la construction européenne et de la pratique de du pouvoir.
Celui qui incarna les "valeurs centristes" lors de l'élection présidentielle de 1965 fut
Jean Lecanuet, qui alors âgé de 45 ans, se présentait en tant que candidat du Mouvement républicain populaire (MRP) contre Charles De Gaulle.
Voici un extrait du discours télévisé que prononça Jean Lecanuet le 20 novembre 1965 dans le cadre de la campagne officielle dont j'avais assuré la retranscription (Source INA, durée 12 minutes)
Comme Google blog ne permet pas de poster de longs commentaires je vais poster en 3 parties.
Suite
RépondreSupprimer"Entre le président de la République sortant et le candidat de la gauche, soutenu par les communistes, ma candidature voudrait être pour vous, françaises et français, celle qui ouvre les voies de l'avenir. De quoi s'agit-il en effet le 5 décembre prochain ? S'agit-il, comme la propagande officielle voudrait vous le faire croire, de choisir entre présent et le retour au passé ? En aucune manière ! La IV° République est morte, et la V° l'enterre tous les jours depuis sept ans. En réalité, elle ne vous parle de la IV° que pour trouver un repoussoir et tenter de distraire votre attention de sa véritable responsabilité, de son bilan depuis sept années. Et c'est ce bilan que nous devons placer devant vos yeux pour que vous puissiez juger librement le 5 décembre prochain.
S'agit-il alors de choisir entre le présent d'une politique qui vous déçoit et le néant, l'abîme, l'effondrement dans lesquels la France serait, paraît-il, précipitée si le Général De Gaulle ne restait pas aux affaires ? Je n'en crois rien ! La France a toujours su trouver les hommes dont elle avait besoin. Elle a toujours su remplacer les pilotes qui paraissaient irremplaçables. Nous voulons pour la France une démocratie stable et moderne. Personne n'a le droit de dire, qu'en dehors de lui-même et de sa personne, il n'y a que le néant. Jamais Churchill, au plus haut de sa gloire, au lendemain de la victoire dont il fut l'artisan, n'a déclaré au peuple de Grande-Bretagne "Ce sera moi ou l'effondrement de la grande-Bretagne". Et jamais Kennedy, au plus haut de sa popularité, n'a déclaré que s'il disparaissait, et nous nous souvenons de quelle manière dramatique il a disparu, l'Amérique après lui disparaîtrait ; et dans l'heure, le vice-président a pris la tête de l'Etat. Il faut donc que nous ayons confiance dans ce pays qui est jeune, où la moitié des français a moins de 35 ans, et le tiers moins de 20 ans, et que nous bâtissions ensemble notre avenir.
Notre avenir, c'est la modernisation de la France. Nous avons pris, malgré le travail et les progrès réalisés en sept ans, de très graves retards.
(...)
Il faut que nous campions la France moderne dans la puissance de l'Europe. C'est cela notre salut. C'est là qu'est la seule possibilité d'indépendance réelle, de puissance, de progrès et de paix. La raison fondamentale de ma candidature, c'est de sauver l'Europe que le régime veut détruire parce qu'il conserve une conception archaïque de la patrie, celle d'un nationalisme étroit et désuet. Au siècle des géants, au siècle de l'Union Soviétique, des Etats-Unis et de demain de la Chine, il faut nous donner la puissance d'un grand continent organisé. Il faut bâtir l'Europe, c'est ma volonté fondamentale.
Mais pour moderniser le pays, et pour marcher, par étapes, mais résolument, hardiment, vers l'Europe, il nous faut la stabilité politique.
Le Général De Gaulle ne voit aucun moyen de succession. Et bien nous apercevons les chemins de la stabilité et nous vous les proposons.
(…)
Il faut réduire le nombre des partis, simplifier la vie politique, faire surgir une grande force, démocratique, sociale et européenne, qui nous permettra d'avoir à la fois, la stabilité et la liberté, la possibilité, pour chacune et chacun d'entre vous, à travers vos corps intermédiaires, d'être associés à la direction de l'Etat.
L'Elysée ne doit pas être la maison de la solitude,de l'orgueil voire du machiavélisme. Elle doit être la maison où réside un pouvoir fort mais ouvert au dialogue avec tous ceux qui vous représentent.
Je ne vous demande pas un chèque en blanc, je veux passer avec vous un contrat de confiance pour une France moderne dans une Europe puissante afin de faire surgir pour la jeunesse, pour la vie, une puissante force de rassemblement des français."
Et fin...
RépondreSupprimerEst aussi intéressant un extrait de la conférence de presse du 12 novembre 1965 (source INA, durée 3'31) où Jean Lecanuet, envisageant sa troisième place, invitait François Mitterrand à ne pas se présenter au second tour car disait-il "La bataille serait alors, ou De Gaulle et le pouvoir personnel, ou la démocratie et je serais incontestablement, quel que soit mon rang, le candidat le mieux placé pour assurer le succès et le triomphe" en précisant que "...la Constitution permet au second de s'effacer en faveur du troisième, le retrait est possible."
xxxxxxx
=> Quelques remarques personnelles.
L'élément le plus frappant de ces discours est leur caractère iconoclaste envers la figure tutélaire de de Charles De Gaulle quand il fait la comparaison avec Churchill.
Jean Lecanuet met en avant sa jeunesse en employant les mots "notre génération", "avenir".
Ensuite, Jean Lecanuet fait allusion à l'argument qui se résumait à "Moi ou le chaos" qu'avança le Général en présentant sa candidature le 4 novembre 1965 :
"Que l'adhésion franche et massive des citoyens m'engage à rester en fonctions, l'avenir de la République nouvelle sera décidément assuré. Sinon personne ne peut douter qu'elle s'écroulera et que la France devra subir – mais cette fois sans recours possible – une confusion de l'Etat encore plus désastreuse qu'elle connut autrefois".
En outre, Jean Lecanuet motive sa candidature en donnant une tonalité très européenne à son discours. Cette remarque est importante car, lors de l'élection présidentielle de 1965, la France était en plein dans la crise qu'elle avait provoqué en Europe en adoptant la politique de la chaise vide.
Il est à noter la justesse du constat que faisait alors Jean Lecanuet d'une France au bord de la sclérose et où la jeunesse issue du "baby boom" pesait un poids important. La réélection du Général de Gaulle, selon Jean Lecanuet, n'était pas le gage du renouveau et du dynamisme dont avait besoin le pays. Trois ans plus tard, Pierre Viansson-Ponté titrait son éditorial, paru dans le Monde du 15 mars 1968, "Quand la France s'ennuie…".
@ Thierry P.
RépondreSupprimerJe suis content que ce blog abrite une petite parcelle de feu le scriptorium (mais sait-on jamais avec les phénix ;) ).
Ce billet ô combien intéressant m'avait poussé à chercher le Projet réformateur, certes plus tardif et pas exclusivement de Lecanuet.
Je suis tout à fait d'accord avec l'analyse que vous faites de sa pensée. Cela rend d'autant plus incompréhensible l'appréciation de JFK le reléguant à l'opposition de droite classiquement anti-gaulliste.