La crise grecque, ou plutôt la crise de la zone euro, fait apparaître sous un jour nouveau la faiblesse de l'intégration européenne, son caractère profondément bancal. Jean Arthuis (parmi d'autres) l'a reconnu en réclamant « un bond qualitatif politique en matière de coordination et d'autorité ». Ce communiqué de presse entre en résonance avec l'article de Tommaso Padoa-Schioppa « Demos et Kratos en Europe » paru dans le numéro 129 de la revue Commentaire (pp.99-107). L'ancien ministre de l'Économie et des Finances italien se livre à une analyse intéressante du projet européen, de ses finalités et de ses faiblesses actuelles (1).
La critique lancinante à l'encontre de la construction européenne se base, pour l'essentiel, sur son manque de démocratie. Pour ses détracteurs, seuls les États-nations peuvent être les dépositaires de la souveraineté d'un demos nécessairement national. En partant de ce postulat, l'auteur tente de revenir à la racine de ce qui fonde les gouvernements.
Selon lui, les limites authentiques d'un État sont rationnelles :
« Un gouvernement est nécessaire lorsque des besoins, des buts, des exigences communes à plusieurs personnes peuvent être atteints uniquement à travers des décisions, des actions et des ressources elles aussi communes ».
Or, les besoins des Européens excèdent les capacités de leurs gouvernements nationaux, qui demeurent pourtant les détenteurs principaux du pouvoir. Les dernières crises nous en donnent une illustration éclatante.
Dans le même temps, il oppose deux conceptions du demos : le demos-de-la-raison qui procède de sa vision de l'État et celle romantique, du demos-du-cœur. Sa préférence va à la première, car in-fine, la seconde revient à estimer que seule l'anarchie serait appropriée pour définir « les rapports entre des êtres humains qui ne sont unis par aucun lien affectif ou seulement culturel ou coutumier ». Il aboutit donc à l'idée d'un gouvernement décliné au pluriel le « long d'une échelle verticale de l'inclusion des cercles de plus en plus amples d'êtres humains auxquels chacun d'entre nous appartient ».
Son analyse du pouvoir (kratos) le conduit à pointer une tension fondamentale : « les gouvernants doivent être choisis par les gouvernés, mais ils doivent ensuite gouverner ceux qui les ont choisis ». Si le second syntagme pointe le degré nécessaire d'autonomie du gouvernant par rapport aux gouvernés, le premier invite à se pencher sur la thématique de l'intérêt général. Tommaso Padoa-Schioppa, en partant du principe que les biens publics appartiennent au Demos, l'intérêt général est assimilé à un intérêt particulier de tous et non pas l'intérêt d'un tiers qu'il soit l'État, la patrie ou la nation. Ainsi, l'achèvement de la démocratie consisterait en un gouvernement « choisi librement par son Demos et (...) doté du Kratos nécessaire pour gouverner la res publica. »
Dans la dernière partie de l'article, il confronte sa théorie à la situation européenne qu'il juge foncièrement contradictoire : « L'Europe a des missions possibles, mais on lui refuse le Kratos ; les États ont du Kratos, mais les missions qui leur sont attribuées sont en partie impossibles ». Pourtant, le demos-de-la-raison existe de fait, la res publica européenne s'est élargie bien au-delà de la seule paix et les différents textes qui charpentent l'Union énumèrent les biens collectifs : « sécurité, droits humains, liberté de circulation des biens et des personnes, protection de l'environnement, stabilité et solidarité économique »... La Constitution européenne définit une démocratie parlementaire, du moins, si on envisage les institutions supra-nationales, qui souffrent cependant d'un manque de pouvoir « d'une capacité à décider et des moyens pour mettre en œuvre les décisions ». Plus que tout autre chose, ce défaut explique que le demos-de-la-raison européen ne se reconnaisse pas encore comme un demos -du-cœur. Cette carence revient essentiellement selon l'auteur au Conseil de l'Union, institution intergouvernementale où s'applique souvent la règle de l'unanimité. Il n'est pas un « organe collégial » mais « une table de négociation sur le mode classique des relations internationales ». Conclusion : « l'Europe est inachevée et pour cela, aussi pour cela, nos démocraties sont malades ».
J'interprète la fin de cet article (pp.106-107) comme un appel à un nouveau fédéralisme européen. La nécessité rationnelle de l'intégration communautaire est établie, l'expérience historique des siècles passés ont montré que les demos-de-cœur s'avérait postérieur au gouvernement politique et au demos-de-la-raison, même si la réalité des populations européennes prouve déjà leur très grande proximité. Il n'empêche « l'existence d'un Demos-du-cœur est une chose, la conscience de celui-ci en est une autre, et la capacité à transformer cette conscience en action politique encore une autre. » Le réveil des nations s'oriente vers la désagrégation (la Belgique n'en donne-t-elle pas à l'heure actuelle un exemple saisissant).
« La mémoire des horreurs des guerres du passé se dissout. Et l'Europe apparaît souvent à la génération Erasmus comme un bâtiment déjà construit et déjà habité pacifiquement, qui ne nécessiterait aucun travail d'achèvement ou d'entretien. Cette génération ignore souvent que l'Europe apparaissait de la même manière à ses arrière-grands-parents en 1914, avant que le coup de pistolet de Sarajevo ne les réveille brusquement. Pour cette génération le ressort doit être la passion civique, la passion de la démocratie achevée ».
Cette conclusion mériterait une analyse complète au même titre que le rapport entre état et société, mais il me semble que les huit pages de Tommaso Padoa-Schioppa ont le mérite de réaffirmer une vision fédérale, à l'heure où l'euro-scepticisme le dispute à l'euro-mollesse.
(1) Ce qui suit n'est, bien évidemment, que ma lecture tout à fait subjective de cet article.
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